Dans une lettre écrite dans The Player’s Tribune le 14 octobre, Gianluigi Buffon s’adresse au Gigi de 17 ans qu’il a été et lui raconte ce qui l’attend dans la vie. Des anecdotes qui montrent les failles et forces de l’incroyable gardien italien, ainsi que ses inspirations et ses motivations dans sa carrière de footballeur et dans sa vie d’homme. Stile Juve vous l’a retranscrite intégralement.
« Cher Gianluigi de 17 ans,
Je t’écris cette lettre ce soir, en tant qu’homme de 41 ans qui a expérimenté de nombreuses choses dans la vie et qui a fait quelques erreurs. J’ai des bonnes et des mauvaises nouvelles pour toi. La vérité c’est que je suis réellement là pour te parler de ton âme.
Oui, ton âme. Crois-moi ou pas, tu en as une.
Commençons par les mauvaises nouvelles. Tu as 17 ans. Tu es sur le point de devenir un vrai footballeur, comme dans tes rêves. Tu penses que tu sais tout. Mais la vérité, mon ami, c’est que tu ne sais rien du tout.
Dans quelques jours à peine, tu vas avoir la chance de faire tes débuts dans ton tout premier match de Serie A avec Parme et tu n’en sais pas assez pour avoir peur. Tu devrais être au lit en train de boire du lait chaud. Mais qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas aller en boîte de nuit avec ton ami de la Primavera.
Tu vas juste boire une bière n’est-ce pas ?
Mais ensuite tu vas un peu exagérer. Tu joues un personnage de film, l’homme fort. C’est comme cela que tu composes habituellement avec cette pression, cette pression que tu ne sais même pas que tu ressens. Très vite, tu vas sortir de la boîte en t’embrouillant avec des policiers à une heure du matin.
Allez, rentre à la maison. Va te coucher.
Et s’il te plait, je t’en supplie, n’urine pas sur la roue de la voiture de police. Les policiers ne vont pas trouver ça drôle, le club ne trouvera pas ça drôle non plus, et tu vas mettre en péril tout ce pourquoi tu as travaillé.
C’est le genre de problème que tu t’infliges sans raison. Il y a une flamme qui brûle au fond de toi et qui te pousse à faire des erreurs. Bien sûr, tu penses que tu montres à tes coéquipiers que tu es fort et libre mais en réalité, c’est un masque que tu portes.
Dans quelques jours à peine tu te verras offrir trois choses qui sont vraiment, vraiment grisantes, mais aussi très, très dangereuses.
L’argent, la célébrité et le métier de tes rêves.
Bien sur, tu es en train de penser: « que-ce qu’il peut bien y avoir de dangereux là-dedans? ».
Et bien c’est un paradoxe.
D’un côté, il est vrai qu’un gardien a besoin de confiance. Il doit être sans peurs. Si tu donnais le choix à un entraîneur entre le gardien le plus technique du monde et le plus courageux, je t’assure qu’il choisirait l’enfoiré qui n’a pas peur, à chaque fois.
D’un autre côté, une personne sans peurs peut facilement oublier qu’elle peut réfléchir. Si tu vis en éludant tout, en ne pensant qu’au football, ton âme commencera à se flétrir. A la fin, tu seras tellement déprimé que tu n’auras plus envie de te lever de ton lit.
Tu peux rire, mais ça t’arrivera. Cela t’arrivera au point culminant de ta carrière, quand tu auras tout ce qu’aurait pu vouloir un homme dans sa vie. Tu auras 26 ans. Tu seras le gardien de la Juventus et de la Nazionale. Tu auras l’argent et le respect. Les gens t’appelleront même Superman.
Mais tu n’es pas un super héros. Tu es un homme comme les autres. Et la vérité c’est que la pression de ce métier peut te transformer en robot. Ta routine devient une prison. Tu vas à l’entraînement. Tu rentres chez toi tu regardes la télévision. Tu vas dormir. Et tu recommences le lendemain. Tu gagnes. Tu perds. Ce schéma se répète, encore et encore.
Un matin tu te lèveras du lit et tes jambes commenceront à trembler très fort. Tu seras tellement faible que tu ne réussiras pas à conduire ta voiture.
Au début tu penseras que c’est simplement la fatigue ou un virus. Mais ensuite cela empirera et tu auras seulement envie de dormir. A l’entraînement, chaque parade te semblera être un énorme effort. Pendant sept mois tu ne réussiras pas à profiter de la vie.

Maintenant, nous devons faire une pause.
Parce que je sais ce que tu penses en lisant ça à 17 ans.
Tu te dis : « Comment c’est possible ? Je suis une personne heureuse. Je suis un leader né. Si je dois être le gardien de la Juventus et gagner des millions, je serai forcément heureux. C’est impossible d’être déprimé. »
Alors je dois te poser une question importante. Pourquoi as-tu décidé de dédier ta vie au football Gigi ? Tu te rappelles ?
E s’il te plait, ne dit pas que c’est juste grâce à Thomas N’Kono. Tu dois aller chercher plus profondément. Tu dois te souvenir de chaque petit détail.
Oui, j’avais 12 ans.
Oui, le Mondial se déroulait en Italie.
Oui, le match c’était Argentine – Cameroun à San Siro.
Mais qu’est-ce que tu faisais pendant le premier match ? Ferme les yeux. Tu étais dans le salon tout seul. Pourquoi il n’y avait pas tes amis comme d’habitude ? Tu ne te rappelles pas. Ta grand-mère était dans la cuisine en train de préparer le repas. Il faisait tellement chaud qu’elle avait fermé toutes les fenêtres pour rafraîchir la pièce. Il faisait complètement noir, à part la lumière jaune de la télévision.
Qu’est-ce que tu vois ?
Tu vois un nom étrange : Cameroun.
Tu ne sais pas où est le Cameroun ? Tu ne savais même pas qu’il existait avant ce moment. Bien sûr, tu connais l’Argentine et Maradona, mais il y a quelque chose de magique chez les joueurs camerounais. Il fait très chaud sous le soleil d’été mais leur gardien porte malgré tout une tenue intégrale. Pantalons longs noirs. Un maillot long avec un col rose. Sa manière de se déplacer, comment il se tient, ses moustaches fantastiques. Il te conquiert d’une façon inexplicable.
C’est l’homme le plus cool que tu ais jamais vu.
Le commentateur dit qu’il s’appelle Thomas N’Kono.
Et ensuite, la magie.
Il y a un corner pour l’Argentine et Thomas sort et éloigne le ballon à 30 mètres avec les poings. C’est à ce moment-là que tu comprends ce que tu veux faire dans la vie.
Tu ne veux pas seulement être gardien.
Tu veux être ce type de gardien.
Tu veux être sauvage, courageux, libre.
Les minutes passent et pendant que tu regardes le match, tu deviens qui tu es. Ta vie s’écrit. Le Cameroun marque et tu espères tant qu’il conserve l’avantage que tu ne tiens plus en place. Tu sautes du canapé. Tu passes toute la deuxième période à tourner autour du téléviseur. Quand un joueur du Cameroun est expulsé, tu n’en peux plus d’écouter.
Pendant les cinq dernières minutes tu te caches derrière la télévision en coupant le son.
Tu reviens régulièrement pour voir ce qu’il se passe puis tu reprends ton poste.
A la fin, tu jettes un œil à l’écran et les joueurs du Cameroun sont en train de célébrer. Tu cours dans la rue. Deux autres enfants du quartier font la même chose. Tous hurlent : « Tu as vu le Cameroun ? Tu as vu le Cameroun ? ».
Ce jour-là, une flamme est née en toi. Le Cameroun est un lieu qui existe. Thomas N’Kono est un homme qui existe. Tu feras voir au monde que Buffon existe.
C’est pour cela que tu es devenu footballeur. Pas pour l’argent et la célébrité. Pour l’art et le style de cet homme, Thomas N’Kono. Grâce à sa personne.
Tu devras te rappeler de cela : l’argent et la célébrité ne sont pas l’objectif. Si tu ne prends pas soin de ton âme, si tu ne cherches pas l’inspiration en dehors du football, tu connaîtras un ralentissement. Si je pouvais te donner un conseil, je te dirais d’être plus curieux du monde qui t’entoure tant que tu es encore jeune. Tu éviteras beaucoup de souffrance, à toi et à ta famille.
Oui, être gardien veut dire être courageux.
Mais être courageux ne veut pas dire être stupide Gigi.
Au point culminant de ta dépression, quelque chose d’étrange et de beau t’arrivera. Un matin, tu décideras de casser la routine et tu iras dans un bar de Turin différent de d’habitude pour prendre ton petit déjeuner. Tu prendras donc un autre chemin à travers la ville et tu passeras devant un musée d’art.
Il y sera écrit CHAGALL sur l’affiche dehors.
Tu as déjà entendu ce nom. Mais tu ne connais rien à l’art.
Tu as des choses à faire.
Tu dois t’en aller.
Tu es Buffon.
Mais qui est Buffon ?
Qui es-tu réellement ?
Tu le sais ?
C’est celle-ci la partie la plus importante de la lettre. C’est précisément ce jour-là que tu dois entrer dans ce musée. Ce sera la décision la plus importante de ta vie.
Si tu n’entres pas dans ce musée et si tu continues à vivre en tant que footballeur, en tant que Superman, tu continueras à enfermer tous tes sentiments en cage et ton âme disparaîtra.
Mais si tu entres, tu verras une centaine de tableaux de Chagall. La plus grande partie ne t’inspirera rien. Quelques-uns sont beaux, d’autres intéressants et d’autres encore ne te diront rien du tout.
Mais ensuite tu verras un cadre en particulier qui te frappera comme un coup de tonnerre.
Il s’appelle La Passeggiata.
C’est une image presque enfantine. Un homme et une femme font un pique-nique dans le parc mais tout est magique. La femme vole vers le ciel comme un ange mais l’homme reste les pieds sur terre, en la tenant par la main et en souriant.
C’est comme le rêve d’un enfant.
Cette image te transmettra quelque chose d’un autre monde. Te fera te sentir comme un enfant. La sensation du bonheur dans les choses simples.
La sensation de Thomas N’Kono quand il repoussait le ballon à 30 mètres avec ses poings.
La sensation de ta grand-mère qui t’appelle de la cuisine.
La sensation de t’asseoir derrière la télévision à prier.
En vieillissant on risque d’oublier ces sensations.
Tu dois retourner au musée le lendemain, c’est fondamental.
La dame de la billetterie te regardera de travers. Elle te dira : « Mais tu es déjà venu hier ? »
Cela n’a pas d’importance. Entre une nouvelle fois. Cet art est le meilleur des médicaments. Quand tu ouvriras ton esprit, tu te libéreras de ce qui te pèse, comme la femme qui est élevée dans le ciel dans le tableau de Chagall.
L’ironie de ce moment m’a frappé. Parfois je pense que la vie est écrite pour nous. Il t’arrive des choses tellement belles, sans raison, qui te semblent être liées entre elles. Et celle-ci en est un exemple.
Car pendant que tu es un jeune joueur de Parme, tu feras quelque chose d’inconscient qui te marquera. Avant un match important, tu voudras faire un grand geste pour démontrer à tes coéquipiers et aux tifosi que tu es un leader, que tu es courageux, que tu as une grande personnalité.
Tu écriras donc sur un maillot un message que tu avais vu une fois écrit sur le banc de l’école.
Tu écriras : ‘Boia chi molla’
Tu penses que c’est juste une manière de sonner la charge.
Tu ne sais pas que c’est un slogan fasciste.
C’est une des erreurs qui provoqueront beaucoup de douleur chez ta famille. Mais les erreurs sont importantes car elles te rappellent que tu es humain. Elles te rappelleront en continu qu’au fond, mon ami, tu ne sais rien. C’est important parce que le monde du football essaiera de te convaincre que tu es spécial. Mais tu dois te rappeler que tu n’es pas différent du barman ou de l’électricien, de qui tu es l’ami depuis des lustres.
Ce sentiment te tirera hors de la dépression. Non pas le fait de te rappeler que tu es spécial mais en te souvenant que tu es égal aux autres. Tu ne peux pas le comprendre à 17 ans, mais je te promets que le vrai courage est de montrer tes faiblesses et non pas d’en avoir honte. Elles accompagnent les certitudes que chacun doit avoir dans la vie.
Tu mérites la vie, Gigi. Comme tout le monde. Rappelle-toi de cela.
Tu es encore trop jeune et trop naïf pour comprendre la façon dont les choses sont reliées entre elles. Mon seul regret est que tu n’ais pas ouvert ton esprit au monde avant. Peut-être que tu es fait ainsi. A 41 ans tu ressens encore la flamme en toi. Tu ne seras pas encore pleinement satisfait, je regrette d’avoir à te le dire. Même tenir la Coupe du Monde entre tes mains ne t’enlèvera pas cette sensation. Tu ne seras pas content jusqu’à ce qu’il y ait une saison où tu n’encaisseras aucun but.
Oui, peut-être qu’il est vrai que tu as toujours été comme ça.
Tu te rappelles le premier hiver chez ton oncle à la montagne près d’Udine ? Ou c’est un souvenir qui ne peut appartenir qu’à un homme plus âgé ?
Tu avais 4 ans. Il avait neigé toute la nuit. Tu n’avais jamais vu la neige avant. Tu t’es réveillé, tu as regardé par la fenêtre et tu as vu un rêve. Tout autour de toi était devenu blanc.
Tu as couru dehors en pyjama sans même savoir ce qu’était la neige. Mais tu n’as pas hésité. Tu as regardé la neige et qu’est-ce que tu as fait ? Tu as réfléchi ? Tu t’es posé des questions ? Tu es rentré à l’intérieur prendre un manteau ?
Non. Tu t’es roulé dedans. Sans peur.
Ta grand-mère criait : « Non, Gianluigi ! Non ! Non ! ».
Tu étais trempé, tu riais.
Tu as eu de la fièvre pendant une semaine entière.
Mais tu n’en avais rien à faire.
Aucune hésitation. Directement dans la neige.
Tu es fait comme ça.
Tu es Buffon.
Tu feras voir au monde que tu existes.
Gigi Buffon »
(Source : https://www.theplayerstribune.com/en-us/articles/gigi-buffon-lettera-al-giovane-gigi , traduit de l’italien)